Le visage de la jeunesse : c’est beau, doux, cruel et tellement violent.
Si vous ne l’avez pas encore vu, allez voir le dernier film de Jacques Audiard : il est lumineux.
On pensait Audiard, assagi, voire assoupi depuis sa palme d’or obtenue en 2015 pour Dheepan. Il revient avec un film lumineux, qui renoue avec le meilleur de lui-même, mais dans le même temps renouvelle complètement son regard sur le monde et sur les êtres, comme une seconde naissance.
Une jeunesse cruelle, violente et désenchantée
Les Olympiades ce sont quatre personnages, quatre jeunes gens - trois femmes, un homme - dans Paris, quartier des Olympiades, grands ensembles froids et sans âme du XIII° arrondissement, bien loin du Paris de la carte postale. Quant à la jeunesse, elle aussi est bien loin des clichés des gentilles comédies, et le portrait qu’en dresse Audiard ressemble, comme souvent chez lui, à un rapport chirurgical. Il ausculte une jeunesse désenchantée par un monde de compétition pour rien, puisque les idéaux progressistes ont fait long feu, et que seule survit la compétition, sans enjeu : des Olympiades sans vertu ni panache. Camille, jeune professeur qui ne croit déjà plus en son métier, est incapable de partager la souffrance du deuil avec les siens ; Emilie, gamine abandonnée loin de sa famille, gâche ses capacités dans une demi-vie sans ambition ; Nora venue à Paris commencer une vie jusque-là empêchée et reprendre des études va voir ses espoirs se fracasser dans la joyeuse méchanceté du monde étudiant ; Amber/Louise enfin, ange désabusé a fait de la pornographie banale et bon marché un gagne-pain comme un autre, parce qu’elle est devenue la seule façon d’aborder la sexualité, dans ce monde où les corps sont des objets de consommation, comme les autres. Ces quatre-là vont se croiser, tenter de s’aimer, échouer… et réussir. Mais réussir en dépit d’un monde qui ne les aide en rien. C’est la génération Z comme le Z d’un monde qui finit, où tout est menaces et chausse-trappes, cruauté facile et sans vraie responsabilité.
On pense à la phrase de Paul Nizan :
J’avais vingt ans. Je ne laisserai personne dire que c’est le plus bel âge de la vie.
Car, pour continuer à paraphraser Nizan, tout menace de ruine cette jeunesse, la solitude immense, l’entrée dans la vie adulte, la rudesse de rapports humains distanciés, digitalisés, les études qui ne font plus sens ou se refusent à eux, le travail qui ne fait pas plus sens, les liens sans consistance qu’on peut rompre comme on les a noués, la froide consommation des corps qui laisse si peu de place à la possibilité d’une rencontre. On mesure mal les ravages subis par cette génération qui a appris les échanges par les réseaux dits sociaux, et la sexualité par la pornographie.
Et pourtant, la tendresse survit
Et pourtant, Audiard nous montre cette jeunesse avec bonté et une rare intelligence, car il filme ses personnages avec justesse et tendresse, dans un noir et blanc somptueux qui préserve la douceur de la peau et la beauté des corps, la dignité des individus. Sa caméra est une caresse posée sur eux, d’une douceur presque tangible, la lumière sublime ces personnages à la dérive dont la douleur et la solitude n’est jamais exhibée. Au contraire, ils sont droits, drôles souvent, légers, debout et toujours dignes. Malgré quelques menues confusions du scénario, des moments de grâce suspendent le temps : un pas de danse au milieu d’un restaurant chinois… un gros plan sur le visage de Noémie Merlant (la magnifique interprète du Portrait de la jeune fille en feu), qui confrontée à un harcèlement d’une rare violence, arrive à rester droite… un baiser enfin, des baisers comme on n’en voit plus au cinéma depuis longtemps, et qui rappellent à quel point le cinéma et l’amour ne font qu’un.
Audiard regarde les femmes debout
Car Les Olympiades, enfin et surtout, sont une variation brillante sur le thème des échanges amoureux entre jeunes gens qui avancent à tâtons, apprennent sans guide les règles de l’amour. Dans cet éternel marivaudage, le spectateur le sait bien, les règles sont parfois cruelles et font plusieurs fois côtoyer la rupture et l’abîme. On tremble pour eux, on espère pour eux, pour elles.
On a beaucoup dit d’Audiard qu’il était le cinéaste des hommes, et il est vrai qu’il avait jusqu’à présent toujours filmé - et magnifié - des hommes, violents, brutaux, blessés et inaptes à la douceur, mais touchés par une grâce qui les dépasse et les transcende. On pense à Jean-Louis Trintignant, Matthieu Kassovitz, Vincent Cassel, Romain Duris, Niels Arestrup, Tahar Rahim, Matthias Schoenaerts, Antonythasan Jesuthasan : tous bouleversants. Mais ici, Audiard a choisi de travailler avec la brillante Céline Sciamma et la jeune réalisatrice Léa Lysisus, qui cosignent avec lui le scénario. Audiard y gagne sans doute un regard neuf sur l’autre partie du monde, des femmes qui ne sont pas moins dures que les hommes, qui ne se battent pas moins, mais qui elles aussi savent transcender la violence et en faire naître la possibilité d’une ouverture à l’autre.
Audiard regarde maintenant les femmes se lever, et c’est lumineux.
Sophie Garnier